Amnesty International Rennes sur le Mondial de foot au Qatar : « tout le monde doit savoir »
- Publié le13 novembre 2022
Amnesty International Rennes sur le Mondial de foot au Qatar : « tout le monde doit savoir »
Entretien originellement publié dans l’Agrafe, journal étudiant de Rennes 2, en novembre 2022
Dans un pays comme le Qatar, l’information circule difficilement. Classé 128ème en liberté de presse selon Reporters sans frontières, le royaume gazier du Moyen-Orient emprisonne régulièrement des citoyens lorsque ceux-ci sont jugés trop bavards. Un des exemples les plus récents est l’emprisonnement et la confiscation du matériel de deux journalistes norvégiens lorsqu’ils enquêtaient sur la situation des travailleurs migrants. Le travail d’enquête d’organisations non gouvernementales ou encore de journalistes est donc essentiel afin de rendre compte d’informations gardées cachées. Alors que commence bientôt la coupe du monde du football au Qatar pour laquelle ont été construits sept stades, on peut dire que, paradoxalement, cette dernière a permis d’informer à grande échelle sur les conditions de vie des travailleurs migrants, mais aussi du désastre environnemental et du décalage absolu en termes de droits humains, que ce soit pour les LGBT ou pour les femmes. Afin d’en savoir plus, je suis allé échanger avec la présidente de l’antenne Rennaise de Amnesty International.
L’ONG à la bougie est l’un de ces contributeurs à l’information. En août 2021, l’ONG a publié un rapport d’enquête intitulé « Fauchés dans la fleur de l’âge » mettant en exergue les conditions inhumaines dans lesquelles vivaient, travaillaient puis mouraient (on peut – malheureusement – tout aussi bien mettre ces trois verbes au présent) les travailleurs migrants originaires pour la plupart du Népal, du Pakistan, d’Inde ou encore du Bangladesh. En plus de ce document, l’ONG s’est particulièrement fait remarquer par de nombreuses enquêtes sur le sujet, des vidéos explicatives et des actions chocs. Depuis 2010 – soit l’année de l’obtention douteuse (voir le travail d’enquête de Blast à ce sujet : “Qatar connection : comment le Qatar s’est offert la Coupe du monde 2022”) de la coupe du monde par le Qatar -, Amnesty enquête afin d’informer sur le sujet, sans toutefois afficher la volonté de boycotter la coupe du monde, à l’image d’un de ses slogans : « mieux vaut allumer une bougie que maudire les ténèbres. »
Aujourd’hui, les athlètes et le public mondial sont dans les starting blocks. Afin de ne pas tout oublier pour se concentrer sur un ballon rond hypnotiseur, il me paraît nécessaire de continuer à éclairer la situation qatarie du mieux que l’on peut.
Le Qatar, un royaume qui tient grâce aux travailleurs migrants
Tout d’abord, les migrants au Qatar représentent 90% de la population qatarie. Ils sont plus de 2,5 millions selon France 24. Ce sont eux qui font fonctionner le pays, en créant – mais pas que : ils ne sont pas tous ouvriers – des stades, des aéroports, des routes, et autres infrastructures.
Pour commencer, il faut dire que la situation a évolué depuis 2010. « A l’époque, il n’y avait pas de régulation du nombre d’heures maximales de travail et des salaires qui n’étaient pas toujours voire pas payés du tout », explique Marie Françoise Barboux, responsable de l’antenne rennaise d’Amnesty International. « Les conditions [de travail, NDLR] étaient extrêmement difficiles parce qu’au Qatar il peut faire jusqu’à 50°C ». La longue exposition aux fortes chaleurs est en effet un réel danger reconnu par le consensus scientifique international (plusieurs études sont citées dans le rapport d’Amnesty International). Tardivement, des lois ont été promulguées afin de mieux réglementer le travail migrant. Parmi ces dernières, on retrouve l’interdiction de travailler aux heures les plus chaudes l’été, l’imposition d’une limite de température au-delà de laquelle tout travail est interdit ainsi que le droit de « travailler à son propre rythme ». Autant de mesures qui sont difficilement contrôlables, comme l’explique la M. F. Barboux : « On sait qu’elles ne sont pas respectées d’une manière générale parce qu’il n’y a pas eu suffisamment de contrôles de faits. C’est bien pour ça qu’Amnesty a demandé à la fédération française de foot [FFF] d’aller sur place et de contrôler tout ce qu’il y avait en lien avec l’évènement ».
De la même manière, le système de Kafala, normalement aboli, perdure encore dans le royaume qatari. En outre, ce système qui rend l’immigré dépendant de son employeur reste effectif. Il est une véritable partie de la culture qatarie dont les travailleurs peinent à se défaire. Si on se fie au droit qatari, le système aurait même dû être jeté aux oubliettes il y a presque 10 ans…
Pas assez d’enquêtes sur la mort des travailleurs immigrés
De manière générale, Amnesty International demande une amélioration des contrôles ayant pour but de veiller à la bonne application de la loi. Cela passe aussi par le recueil de statistiques. Certaines ont fait beaucoup parler comme le nombre de travailleurs morts depuis 2010. Selon un rapport choc de The Guardian publié en février 2021, 6 500 migrants seraient morts. Le problème de la fiabilité et la clarté des données vient surtout du fait que le Qatar ne précise pas les causes de décès, ou alors de manière extrêmement vague. Selon des experts consultés par Amnesty, « un système de santé doté de ressources suffisantes devrait permettre d’identifier la cause de tous les décès, sauf dans 1 ou 2 % des cas » (rapport « Fauchés dans la fleur de l’âge », 2021). M. F. Barboux en est certaine : « c’est complètement volontaire. » Les migrants sont considérés comme des « sous hommes » et on ne leur reconnaît même pas le droit à la vie. Et puis « enquêter ça veut dire indemniser » ; alors les entreprises n’enquêtent tout simplement pas. Mais à y regarder de plus près, on remarque que les circonstances de certains décès sont étranges : « c’est vrai que des jeunes hommes en pleine force de l’âge qui décèdent, ce n’est pas normal ». Une mort due aux conditions de travail, qu’on sait en grande partie très dures, paraît à première vue plus logique.
Ces inégalités entre travailleurs migrants pauvres et Qataris riches se font également ressentir post-mortem. En somme, la mort de l’immigré provoque une double peine. D’abord, c’est évidemment une grande souffrance, la perte d’un être cher qu’on pensait voir revenir bientôt. D’autant plus que le corps n’est pas toujours renvoyé auprès de la famille. Mais, puisqu’il y a très rarement une indemnisation, la mort de l’immigré met aussi en grande vulnérabilité économique la famille. En effet, « ils sont venus au Qatar parce qu’ils sont, souvent, pauvres. En plus de ne pas avoir d’informations sur la mort, ces familles se retrouvent dans une situation financière extrême. »
Pourquoi ?
Une question reste alors en suspens : pourquoi ? Pourquoi le Qatar ne change pas son approche globale concernant les travailleurs migrants ? Est-ce du racisme ? L’appât du gain ? Pour Marie Françoise Barboux, « c’est un peu tout ça à la fois ». En effet, « 2 millions de travailleurs, c’est un poids économique important et s’il faut doubler voire tripler les salaires, évidemment ça représente un effort pour le pays ». De plus, « il y a un racisme très important au Qatar » qui se traduit notamment par des inégalités salariales en fonction du pays d’origine. Comme dit plus haut, les travailleurs sont considérés comme des « moins que rien ».
Un pan est également développé par Amnesty même si ce n’est pas le principal, c’est le pan environnemental. La responsable d’Amnesty International Rennes est claire : « je ne sais pas qui peut ne pas penser [que la coupe du monde au Qatar est une aberration écologique] ». En outre, cette coupe a particulièrement été pointée du doigt pour son impact climatique. « C’est une hérésie, et qui dit un pacte sur l’environnement dit un pacte sur les humains ».
Au Qatar c'est Haloween tous les jours
Aux conditions épouvantables des travailleurs migrants et au bilan carbone désastreux de la coupe du monde et son greenwashing honteux s’ajoute un « bilan en termes de droits humains qui est particulièrement négatif ». En outre, l’homosexualité est encore criminalisée au Qatar, « et ce sont des peines très fortes : 7 ans de prison et on peut même aller jusqu’à la peine de mort ». Du Qatar, on aperçoit donc ce qu’on pourrait appeler un “triangle de l’ignominie“.
Si le Qatar s’entête à expliquer que le pays s’améliore, cela n’a pas empêché les réactions politiques de fuser, et particulièrement dans le milieu footballistique. M. F. Barboux s’en réjouit : « Amnesty pousse aux prises de positions verbales. Tout le monde doit savoir ». Néanmoins, c’est un réjouissement en double teinte car « suite aux enquêtes, il y a 7 fédérations sur 32 qui ont soutenu les demandes d’indemnisations d’Amnesty auprès des travailleurs qui sont morts. On aurait aimé plus. » De manière plus générale, on pense notamment aux actions chocs des fédérations allemandes et norvégiennes. Les joueurs de ces deux sélections ont en effet manifesté leur sensibilité à la question des conditions de vie au Qatar en arborant les mots “Human rights” (Droits humains). Malheureusement les actions et requêtes des pays « arrivent tardivement, voire très tardivement. Mais on sent que, quand même, c’est un sujet qui a fait beaucoup parler ».
Fin septembre, la FFF est sortie du silence pour annoncer être vigilante sur la situation des travailleurs migrants les concernant. 122 parlementaires français « ont aussi demandé à ce qu’il y ait la création d’un fond d’indemnisation pour les travailleurs ».
Quelle postériorité pour ce travail d’information ?
Si le Qatar est aujourd’hui sous le feu des critiques, Marie Françoise Barboux est prudente : « Ce qui se passera après est très difficile à savoir. Est-ce qu’on aura convaincu une partie de la population du Qatar ? C’est assez compliqué parce que la liberté de la presse est très faible et les défenseurs des droits peuvent être emprisonnés. On ne peut pas savoir on ne peut qu’espérer ». Les conséquences des enquêtes et des articles de presse sont en effet difficilement appréciables avant la coupe du monde. Si 53% des Français (sondage Odoxa pour Keneo et RTL, 18 novembre 2021) se disent par exemple prêts à boycotter la coupe du monde au Qatar, combien vont-ils réellement le faire ? En outre, aligner nos convictions et nos pratiques est un exercice compliqué qui n’implique pas seulement notre volonté.
En ce qui concerne Amnesty International en tout cas, ce n’est pas le boycott qui a été retenu, « ce qui ne veut pas dire que le boycott porté par certains pays ou associations est inintéressant, nuance la responsable de l’antenne rennaise. Mais voilà, nous ce n’est pas notre mode d’action parce qu’on veut pouvoir discuter jusqu’au dernier moment et être sur place. Mais le boycott permet une pression complémentaire qui est intéressante ».