Pourquoi la criminalité est-elle plus importante en banlieue ?

Le Pavé Neuf, Noisy-le-Grand, 2015 – Lorent Kronental

Pourquoi la criminalité est-elle plus importante en banlieue ?

La criminalité peut être expliquée par l’environnement.

Quand on explique que la pauvreté est un facteur de la criminalité, on se heurte toujours à cet argument à l’allure implacable : le monde rural pauvre est moins criminel que les quartiers urbains pauvres. Si tous les pauvres étaient des criminels, la carte de la pauvreté calquerait avec celle de criminalité, or on voit bien que ce n’est pas exactement le cas. Le fait que la ville abrite à la fois les plus pauvres et les plus riches ne suffit pas non plus à expliquer ce phénomène – même s’il est déjà plus intéressant.

En fait, on ne peut pas résoudre ce paradoxe si l’on n’aborde uniquement le fait criminel par le prisme économique. Il nous faut changer de focale. D’aucuns pensent déjà à l’argument culturel : il y aurait plus de criminalité en banlieue à cause de la culture de ses habitants. Dans un prochain article, j’interrogerai la force de cet argument, mais dans ces lignes, j’essaierai plutôt de montrer que ce qui conduit au crime ce n’est pas la population et sa culture propre, mais l’environnement ; pas le contenu, mais le contenant.

Quel mal habite donc la ville pour que cette dernière contamine ses habitants d’une soif de crime ? Est-elle le « bouillon de culture » [1] dans lequel les délinquants se construisent et se révèlent ?

Dans le film New York 1997 (1981), l’île de Manhattan est devenue une prison. Elle devient l’environnement naturel de toute sorte de criminels. Il n’y a plus de loi et les hommes se livrent aux pires violences.

Désorganisation sociale

Dans la première moitié du XXe siècle, l’Ecole de Chicago [2] s’est particulièrement distinguée par une théorie : celle de la désorganisation sociale. Elle stipule que la communauté doit maintenir ses membres à l’intérieur d’elle afin de prévenir le crime. Le contexte spatial est au cœur de la compréhension du crime.

Le contrôle social est un fabuleux frein au crime (Felson & van Dijk, 1993). Si les individus sont solidement liés à une communauté (comme la famille [3], ou dans une forme plus extrême – et contestable -, l’Etat-Léviathan imaginé par Hobes), ils seront empêchés de flirter avec le crime. La désorganisation sociale ne conduit pas au chaos, mais elle met les habitants d’un territoire dans une position fragile : « [Ces quartiers] exposent leurs membres à des situations criminelles probablement plus fréquentes, ce qui oblige les habitants à adopter une posture de négociation et de transaction » (Jean Luc Besson, 2005). La désorganisation sociale peut produire de la violence.

Contrôle social

Or, c’est justement en ville que les habitants et en particulier les jeunes sont moins contrôlés par la communauté. L’interconnaissance est moins forte et on est bien plus anonyme dans la ville que dans un quartier rural. Certains portent d’ailleurs cet anonymat en détestation. Ici, le philosophe Thierry Paquot parlant des grands ensembles : « On s’y enferme ; on ne partage ensemble, avec ses voisins, que la nuisance sonore, les cages d’escaliers mal entretenues, les ascenseurs poussifs et régulièrement en panne, les espaces verts lépreux, les parkings anxiogènes, lesjeunes (en un seul mot) qui s’approprient le hall d’entrée, parlent fort, vident des bières, traficotent, se moquent des autres » (Paquot, 2019). Le philosophe porte un regard négatif sur le grand ensemble car il fait croire qu’il unit les gens alors qu’il les écarte. Pour un ancien délinquant et habitant de grand ensemble qui se confie sur France tv, il faudrait même « raser toutes ces tours et remettre des trucs à taille humaine ».

Dans Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1971), le principal protagoniste, Alex, se sent surpuissant, il laisse libre cours à ses pulsions de violence. Ses parents sont très laxistes, et notamment sa mère qui lui permet de sécher les cours et croit naïvement que son fils fait des petits boulots la nuit. Alex est hors de contrôle, littéralement. Il habite d’ailleurs dans l’immeuble « 18 A de l’alignement nord », un grand ensemble de banlieue – dont les parties communes sont délabrées, ce qui évoque d’une certaine manière la théorie de la vitre brisée [4]. Alex et sa bande se servent dans le supermarché du crime comme si tout était gratuit ; on le voit d’ailleurs très bien lorsqu’il se promène dans une sorte de marché et qu’il prend un journal pour le reposer 10 mètres plus loin. C’est l’Etat qui vient le rappeler à l’ordre de manière ultraviolente, poussée à l’extrême, en l’enfermant et le forçant à repulser tout comportement délinquant.

Une question d'opportunité

En fait, les milieux urbains abritent plus d’opportunités criminelles, mais pas forcément moins de délinquants. Dans les milieux ruraux, les délinquants n’ont simplement pas l’opportunité de commettre un crime. On aborde ici à la théorie des opportunités développée par Felson et Cohen en 1979 qui détermine trois facteurs pour qu’il y ait passage à l’acte : un délinquant motivé, une cible intéressante et l’absence de gardien capable de prévenir ou d’empêcher le passage à l’acte. Par exemple, un délinquant commettra moins d’atteintes aux personnes à la campagne parce qu’il rencontrera tout simplement moins de potentielles victimes.

« Dans les villes, les zones à haut revenu qui voisinent les zones à faible revenu peuvent enregistrer un taux élevé de criminalité. Par ailleurs, des zones rurales à faible revenu peuvent avoir un taux de criminalité faible, parce qu’il y a peu à voler et que les distances sont grandes ».

Comme le fait justement remarquer David Tieleman architecte spécialisé sur les questions de criminologie, « la matérialité de l’environnement [distingue] l’espace privé de l’espace public, par exemple, et [permet] dans un second temps de déterminer la dimension criminelle ou délinquante d’un comportement » (David Tieleman, 2022). Dans certaines zones rurales, les seuls espaces publics sont les trottoirs et les routes quand ils font défaut. Ce qui est autorisé dans l’espace public peut l’être beaucoup moins dans l’espace privé, comme l’état d’ébriété, conduire sans permis… L’espace privé protège relativement ses occupants du regard de la justice. Par ailleurs, même si des membres de la communauté peuvent jouir d’une grande liberté de mouvement, il demeure qu’ils sont plutôt seuls et que les membres qu’ils croisent les connaissent plus ou moins.

Variables environnementales

La criminalité est désormais envisagée dans toute la matérialité de l’environnement. Les architectes et autres urbanistes savent que le crime peut être prévenu dès la construction.

A partir des années 1980, certains géographes se sont intéressés au fait criminel. « Quand un architecte et un criminologue se rencontrent, de quoi peuvent-ils bien parler ? », se demande David Tieleman, précédemment cité. C’est à peu près la question à laquelle des géographes ont tenté de répondre, s’ajoutant à l’architecte. C’est le début de l’environemental criminology. Afin d’appréhender le crime, ils ont apporté à la criminologie « des variables sur l’environnement physique dites variables environnementales (densité structurelle, type de bâti, occupation du sol, morphologie de la voirie…) » qui se sont révélées très déterminantes dans certaines études, et même davantage que les variables mesurant le contrôle social (Cunty, Fussy & Perez, 2007).

De nombreux travaux se sont intéressés à repérer les zones les plus criminelles afin d’étudier l’environnement dans l’espoir de déceler des facteurs déterminants. Derrière cette cartographie du crime, il y a la volonté d’y remédier en agissant sur l’environnement en lui-même : éclairage, dimension de la voirie, voies automobiles, échappatoires… Finalement, le moindre détail physique peut avoir de grandes conséquences : « La distribution territoriale du crime serait le produit de l’organisation des transports et des rues, des trajets et moments de voyages entre le point d’origine et la destination. » (ibid)

Fracture ville/campagne

Les théories sont très nombreuses et je n’ai pas fini de les énumérer. Mais au final, toutes convergent en un point : les propriétés inhérentes à la ville moderne favorisent la criminalité relativement au monde rural. Cette idée est cependant absente du débat public. Elle laisse place à un tas d’exagérations sur la culture des immigrés, naturellement plus criminogène. La campagne reste le fief des Français de souche, elle représente l’ancienne France, paisible. Aujourd’hui, certains observateurs pointent le doigt sur une hausse de la criminalité dans les milieux ruraux (Institut Pour la Justice, 2021).

D’un côté, la campagne et son image d’Épinal, champêtre, silencieuse et de l’autre la ville et son atmosphère anxiogène, sale et sombre. Ces deux images amplifient la séparation entre ville et campagne. Trouver ce qui cloche n’est pas évident et il n’est pas impossible que certains expliquent déjà que la hausse de la délinquance en campagne est le fruit d’une immigration de certaines communautés, comme si le vase de la ville déversait son flot de criminels dans le ruisseau de la campagne.

[1] Alexandre de Lacassagne (1843-1924) était un médecin et criminologue français. Sa théorie de la criminalité mêlait phrénologie (l’étude des cranes) et la sociologie. On résumait un peu grossièrement sa théorie en cet aphorisme : « le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité ; le microbe, c’est le criminel, un élément qui n’a d’importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter » (Renneville, 2005).

[2] L’Ecole de Chicago est un courant de pensée apparu au début du XXème siècle à l’université de Chicago. Leur approche de la criminalité s’est concentrée sur le milieu alors que la mode était plutôt à l’individu.

[3] Il a d’ailleurs été remarqué une corrélation positive entre nombre de familles monoparentales et criminalité.

[4] La théorie de la vitre brisée (Broken Window) est née aux Etats Unis dans les années 1980. Elle stipule que les éléments visibles du désordre et de la négligence (par exemple une vitre cassée) d’un environnement crée un sentiment de peur et peut encourager le crime. D’une simple vitre cassée peut ainsi naitre des crimes à la manière d’un effet domino.

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