Rendre la mort visible
- Publié le4 février 2024
© wallhaven
Rendre la mort visible
La mort est un sujet. On essaie pourtant de la mettre sous le tapis. Au contraire, il faudrait plutôt l’appréhender comme faisant partie de la vie.
Quand j’étais enfant, j’avais très peur de la mort. Pour me rassurer, on avait alors dû me dire qu’on ne partait jamais de la mémoire de ceux qui restent, qu’on ne mourait jamais en quelque sorte. Je m’étais alors imaginé que chaque fois qu’un vivant pensait à un mort, ce dernier revivait un court instant. Ce n’était pas abstrait, je pensais vraiment que le mort se réveillait et nous regardait parmi les nuages ou que sais-je encore. Je m’imaginais mort. Mes enfants allaient surement beaucoup penser à moi, peut être aussi mes petits-enfants, mais mon empreinte dans la mémoire des vivants allait irrémédiablement s’effacer complétement. Un jour, je ne me réveillerai plus. Je ne me rappelle pas si j’étais allé jusqu’à cette conclusion.
La tentation de fantasmer la mort est forte. D’aucuns préfèrent imaginer que le mort part dans les étoiles et qu’il veille sur nous, qu’il s’endort paisiblement ou bien qu’il rêve à l’infini. Cette occultation de la réalité de la mort se réalise dès le plus jeune âge, certainement parce que les adultes ont connu la tristesse de la perte et veulent l’épargner à leurs enfants.
Mourir deux fois
Norbert Elias disait dans son fameux article La solitude du mourant (1985) que « si la chaîne du souvenir se rompt, si la continuité d’une société déterminée ou de la société humaine en général est interrompue, le sens de tout ce que ses membres ont accompli au cours des millénaires, de ce qu’ils ont tenu pour précieux, disparaîtra du même coup. » On conviendra que mourir, c’est mourir deux fois ; une fois chez les vivants et une fois chez les morts. Mais, explique Elias, ce qui inquiète ce n’est pas de mourir, mais « la représentation anticipatrice de la mort. […] Pour les morts il n’y a plus ni crainte ni joie. […] On entre dans un rêve et le monde disparaît – si tout se passe bien ».
Mourir ce n’est rien. Le vrai sujet concerne notre appréhension de la mort, c’est-à-dire le fait d’y réfléchir encore vivant. Elias prouve que c’est une peur récente liée à ce qu’il nomme le processus de civilisation et plus en particulier, à l’occultation de la mort. Au contraire, il faudrait rendre la mort visible car nous n’avons plus les armes pour accompagner les anciens qui meurent alors seuls, à se demander ce qu’il restera d’eux. Ceux qui meurent nous mettent mal à l’aise car ils nous rappellent notre finitude.
« Je meurs », disent-ils. « Impossible », leur répondons-nous. Il y a donc incompréhension, une gêne qui nous éloigne d’eux. Nous le regrettons une fois trop tard.
« La mort n’est pas effrayante […] Terribles, en revanche, peuvent être les souffrances des mourants et le deuil des vivants lorsqu’ils perdent un être cher […] La mort ne recèle aucun mystère. Elle n’ouvre aucune porte. Elle est la fin d’un être humain. Ce qui survit de lui est ce qu’il a donné aux autres hommes, ce qui se conservera dans leur mémoire. ».
Norbert Elias dans La solitude du mourant, 1985
Certes, ils vont mourir, inévitablement. Tout l’enjeu est de les faire partir le sourire aux lèvres. Le problème, c’est que seuls, ils se croient sans aucune valeur. Ils sont isolés, voient une culture remplacer la leur… Sans valeur nous ne sommes plus rien. On s’imagine ainsi comme un simple débris sans âme qui n’a plus aucune utilité ici-bas. Certes, on vit encore, notre cœur bat toujours, mais on souffre.
Cette situation peut d’ailleurs mener à ce que Durkheim a appelé le suicide égoïste ; l’individu n’est plus suffisamment attaché aux autres et alors il s’exile dans les plaines froides des limbes.
Perte de liens
De manière plus récente (ou plutôt plus récemment médiatisé), on observe également une demande de suicide assisté. Les demandeurs expliquent par exemple que plus rien ne les retient ici-bas, qu’ils devraient partir le plus vite possible pour souffrir le moins possible. Norbert Elias dirait surement que cette perte de liens est justement la conséquence de l’occultation de la mort (elle-même conséquence du processus de civilisation) et que l’association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) est le produit de notre société individualiste.
On ne s’occupe plus des mourants et ils se retrouvent donc seuls dans les derniers instants, à se demander ce qu’il restera d’eux. Cette occultation conduit à la solitude du mourant, à l’ « homo clausus ». Elias nous enjoint plutôt à rappeler leur valeur aux mourants, afin de les laisser partir l’âme en paix :
« Aujourd’hui, nous nous efforçons avant tout de venir au secours des mourants en soulageant leurs souffrances et en assurant autant que possible leur bien-être physique. Par là nous leur montrons que nous n’avons pas cessé de les considérer comme des êtres humains. Toutefois dans les hôpitaux, où les tâches sont nombreuses et multiples, ces soins prennent évidemment un caractère assez mécanique et impersonnel. Les familles aussi se sentent aujourd’hui souvent embarrassées dans ces situations qui sortent de l’ordinaire et ne trouvent pas sans peine les mots qui peuvent réconforter les mourants. Il n’est pas toujours facile de montrer à des êtres qui sont en train de mourir qu’ils n’ont pas perdu toute signification pour d’autres êtres.
Lorsque cela se produit, lorsqu’un homme à l’article de la mort sent qu’il ne signifie plus rien aux yeux des individus qui l’entourent, alors il meurt vraiment dans la solitude. »
Norbert Elias dans La solitude du mourant, 1985
Aujourd’hui, je me demande si nous en faisons assez pour nos anciens. Les divers établissements de fin de vie (maison de retraite, ehpad) ne sont pas d’assez bonne qualité, et nous semblons parfois renier nos anciens trop facilement.
Récemment, Salomé Saqué a publié un livre témoignant du mépris envers les jeunes ; ne transformons pas son brillant Sois jeune et tais-toi en un Vieillis en silence.
first