2022 : Elyze, un aspirateur à inconscients ?
- Publié le20 janvier 2022
2022 : Elyze, un aspirateur à inconscients ?
Une application pour faire mieux voter, c’est possible ? Alors que les élections présidentielles approchent, deux jeunes français ont eu l’idée d’en créer une, mais ne pourrait-elle pas les excuser de toute sérieuse réflexion ?
Il ne reste désormais plus que 93 jours avant le premier tour des élections présidentielles (10 avril 2022). Toujours plongée dans l’épidémie de Covid et ses restrictions, la France attend ce moment avec impatience, avec crainte aussi. Pour qui voter ? Faut-il voter ? En 2017, près d’un quart des inscrits s’étaient abstenus. Pour la 12ème élection que connaitra la Vème République, le taux d’abstention est estimé à 27% (contre 18% en décembre 2016). Chez les jeunes, ce taux a toujours été plus haut que la moyenne, le phénomène est connu : outre les causes structurelles, ils préfèrent la rue et les réseaux sociaux aux urnes, jugées trop sérieuses, encore trop lointaines de leur petite vie de jeune adulte et ne représentant pas forcément leurs idées – nouvelles par rapport aux jeunes des précédentes générations – via un candidat politique. Leur participation électorale est intermittente, et le vote systématique, c’est-à-dire le sens du devoir de voter, s’est affaibli. De plus, seuls 43% des jeunes sont « certains d’aller voter », contre 61% en moyenne.
« Notre pari est qu’une initiative citoyenne, technologique, grand public, peut aussi changer la donne. »
Grégoire Cazcarra, co-fondateur d’Elyze, s’exprimant sur l’abstention des jeunes en France.
Face à ces premiers balbutiements politiques témoignant d’un certain soupir démocratique, François Mari (19 ans, étudiant à HEC Montréal), et Grégoire Cazcarra (22 ans, étudiant en master à l’ESCP business school et fondateur du mouvement citoyen Les Engagés) ont fondé Elyze, une application portant l’ambition de redonner confiance aux jeunes – et de manière plus large, aux citoyens français – à la politique. « Elyze c’est une réponse technologique à un problème sociétal [l’abstention, ndlr] », expliquait Grégoire au micro du journal Le Crayon, le 10 janvier dernier. Pour ces deux étudiants, relier les jeunes et la politique passe par les urnes et commence aux élections présidentielles de 2022. En essayant de clarifier les propositions des candidats de manière neutre et en les confrontant aux citoyens Français, Elyze fait en quelque sorte le travail de l’Etat. Les fondateurs en sont conscients : « Des dispositifs gouvernementaux existent déjà, mais notre pari est qu’une initiative citoyenne, technologique, grand public, peut aussi changer la donne ».
Une application séduisante par la reprise des codes de Tinder
Surnommée le « Tinder de la politique », l’application Elyze est sortie au tout début du mois de janvier sur les plateformes de téléchargement. Notamment promue sur les réseaux sociaux – véritable bastion des jeunes – par Le Crayon, Hugo Décrypte et Brut, Elyze s’est rapidement hissée en tête de l’Apple Store et du Playstore, et cumule désormais plus d’un million d’utilisateurs. C’est un succès. Le principe est simple : des propositions de candidats anonymisées nous sont proposées puis il nous est demandé de nous prononcer sur ces dernières, ce que nous faisons en swipant – pour reprendre la mécanique attractive de Tinder – à gauche si nous sommes en désaccord, à droite nous adhérons, et vers le bas si nous sommes incertains. Enfin, un algorithme classe les candidats en fonction de nos réponses. Plus l’on s’occupe de propositions, plus notre candidat idéal se dévoile avec fiabilité. L’application estime qu’à partir de 313 propositions, notre indice de fiabilité est « élevé ».
Elize pousse à voter
Oui mais voilà, si l’application n’est pas présentée comme l’oracle électoral qui révèlerait le candidat idéal de l’utilisateur, elle risque cependant de guider des esprits paresseux et incertains vers un candidat qui n’est pas forcément idéal. Inciter à voter, c’est compréhensible, mais encore faut-il inciter à bien voter. En réalité, Elyze devrait davantage être vue comme un jeu que comme un véritable outil politique.
Elyze donne la possibilité aux jeunes de se dédouaner de toute sérieuse réflexion, les persuadant que, si l’application n’est pas parfaite, c’est toujours mieux que de se soustraire à l’appareil électoral.
De tout temps, l’abstention des jeunes a toujours été plus haute que la moyenne. Si elle est si importante chez eux, c’est notamment parce que voter nécessite une expérience ou une réflexion importante. Les jeunes se sentent ainsi en territoire inconnu. L’application Elyze rebat les cartes en leur expliquant que la politique, ce n’est pas sorcier : à la manière d’un test de personnalité, leur candidat apparait en un rien de temps ! Ainsi, Elyze aurait le pouvoir de leur conférer la pseudo fierté de s’investir dans le vote, outil démocratique classique et socialement valorisé. Evidemment, voter nécessite davantage d’efforts que de swiper dans tous les sens une centaine de propositions. Elyze est un outil qui valorise les élections à moindre coût, dans le sens où un cadre spécial et une sérieuse réflexion ne sont pas nécessaires. On peut donc très bien répondre aux questions dans le métro, en marchant dans la rue, entre deux cours, etc. de manière nonchalante, influencé par la mécanique simple de Tinder. Elyze donne la possibilité aux jeunes de se dédouaner de toute sérieuse réflexion, les persuadant que, si l’application n’est pas parfaite, c’est toujours mieux que de se soustraire à l’appareil électoral.
Si nous réfléchissions sérieusement à chaque proposition, cela prendrait beaucoup de temps, des dizaines d’heures peut-être. En imaginant consacrer un temps moyen de 30 secondes à chaque proposition et en considérant qu’il faut répondre à 313 questions pour avoir un résultat très fiable, il faudrait que l’utilisateur prenne environ 2h30 de son temps afin que ce dernier voit apparaitre son classement électoral.
Par ailleurs, le projet même de l’application est de réconcilier les jeunes à la politique. On suppose alors que toute proposition est compréhensible par les jeunes, mais s’il existe une option « en savoir plus » (qu’on peut cependant ne pas prendre en compte, et là, c’est le drame), ce n’est évidemment pas assez pour qu’un individu se crée un avis sur un sujet. Parfois, les mesures proposées sont très biaisées et ne font pas apparaitre clairement leurs conséquences : supprimer la TVA, pourquoi pas, mais cela diminue les revenus de l’Etat, et il faut alors être conscient que cette mesure s’accompagnera alors de hausses des impôts ou de diminutions des dépenses de l’Etat. On ne connait pas les conséquences de ses mesures, qui sont encore d’autres mesures. Globalement, les mesures nécessitant un investissement (mais pas que) sont difficiles à cerner, surtout pour un jeune qui n’est pas intéressé par la politique. De même, Marine Le Pen propose de « soutenir une filière française de l’hydrogène », c’est extrêmement vague mais parait être une bonne idée étant donné que c’est une énergie qui se dit du futur et que le débat public ne s’en est pas encore vraiment emparé. Cependant, la filière de l’hydrogène nécessite bien plus d’intérêt que nos simples premières impressions.
Aussi, on peut être d’accord avec la mesure d’un candidat sans que cela impacte tous les candidats qui ont aussi leur avis sur le sujet. Prenons par exemple la volonté de sortir du nucléaire que beaucoup partagent. Si nous sommes d’accord avec la proposition liée à Philippe Poutou, nous ne serons néanmoins pas considérés comme en accord avec Anne Hidalgo, Jean Luc Mélenchon et Jean Lassalle qui, pourtant, veulent aussi sortir du nucléaire.
Un des problèmes majeurs de l’application est également le fait que toutes les propositions aient la même valeur dans l’application. Pourtant certaines propositions n’ont pas du tout des conséquences de même importance, à l’image du fait d’établir une police de proximité et de sortir de l’Union Européenne. Ainsi, un candidat peut très bien avoir un meilleur score qu’un autre à cause de propositions de « second rang ». Pour pallier cette imprécision, des internautes ont par exemple proposé de ne mettre qu’un nombre réduit de propositions phares de chaque candidat.
Quelques soucis pratiques
S’ajoute à cela plusieurs problèmes pratiques comme le fait que tous les candidats n’aient pas le même nombre de propositions, qu’il faut répondre à plusieurs centaines de propositions pour commencer à avoir des résultats fiables, que les propositions d’Emmanuel Macron proviennent de son programme de 2017 étant donné qu’il n’est pas encore candidat, que tous les candidats ne sont pas répertoriés (15 sur 40), … François Mari l’avouait à BFM, : « Nous avons conçu cette application en imaginant qu’elle serait téléchargée par 20 000 personnes, pas 1,2 million. Nous avons été dépassés ». L’application devrait cependant s’enrichir d’ici les échéances présidentielles.
Une possible influence chez les jeunes
Toujours est-il qu’Elyze a le mérite de faire s’intéresser les jeunes à la politique, notamment en leur proposant de prendre connaissance des programmes (il y a une section à part où l’on peut lire les propositions par thème et par candidat, malheureusement sans lien renvoyant aux sites officiels). De plus, si on prend vraiment le temps de répondre aux 474 propositions, l’application nous donnera surement une bonne appréciation de notre candidat favori, mais si nous sommes capables de répondre à toutes ces propositions, je pense que l’on connait déjà son vote.
Sous pression de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) depuis quelques jours, Grégoire Cazcarra a annoncé mercredi 19 janvier avoir supprimé les données personnelles des utilisateurs et d’avoir rendu public le code de l’application. L’application ainsi débarrassée de risque de suppression pourrait avoir un impact non négligeable concernant la participation des jeunes Français le 10 et le 24 avril prochain.